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Les médias, les nouvelles technologies et le ressentiment dans l’élection présidentielle américaine de 2024

English version below.

Par Julien Labarre.1

La victoire de Donald Trump en 2016 sur Hillary Clinton était sans conteste un accident démocratique. Sans le mode de scrutin indirect, sa campagne serait entrée dans l’histoire comme un échec embarrassant pour le Parti républicain. Le résultat de cette année est très différent. Sa victoire est indéniable et peut-être même transformatrice. L’ampleur de ce basculement était difficile à prévoir, surtout après des années de calcification politique où chaque élection ressemblait à une rediffusion de la précédente.

Pour ceux d’entre nous qui sont préoccupés par la santé de la démocratie américaine, la victoire de Trump aura au moins eu un point positif : la contestation des résultats électoraux et la violence politique qui ont entaché l’élection de 2020 semblent, du moins pour l’instant, être derrière nous. Cependant, les dangers à venir ne peuvent être ignorés.

Le Parti démocrate est aux prises avec une introspection acrimonieuse. Beaucoup reprochent à Joe Biden de ne pas s’être retiré plus tôt, privant le parti d’un processus de nomination compétitif. L’aile gauche du parti reproche aux centristes leurs positions en matière de politique étrangère qui ont pu aliéner un socle d’électeurs important, tandis que les centristes accusent l’aile progressiste de promouvoir des messages trop radicaux pour les électeurs modérés. Certains reprochent également au parti de s’être concentré sur la défense des minorités raciales et sexuelles, et d’avoir négligé les préoccupations économiques des classes ouvrières.

Compte tenu de la sévérité de la défaite, il est délicat pour les démocrates de considérer des facteurs externes sans donner l’impression d’être sur la défensive. Si le résultat avait été plus serré ou contesté, le rôle des médias et des nouvelles technologies de l’information aurait sans aucun doute été scruté de plus près. Fox News a en grande partie échappé à un examen approfondi par rapport aux élections précédentes, en partie parce que son rôle de machine de propagande pour le Parti républicain est désormais considéré comme acquis.

Au lieu de cela, le débat s’est principalement focalisé sur la montée des médias alternatifs dans les campagnes électorales. L’attention s’est portée sur les apparitions de Kamala Harris dans des émissions comme Call Her Daddy, un podcast américain particulièrement populaire auprès des jeunes femmes, et sur les interventions de Trump auprès de streamers, plus virilistes les uns que les autres. Bien que ce changement soit significatif, il a créé une diversion permettant à Fox News de passer sous les radars, alors même que son rôle dans l’amplification de la désinformation et du ressentiment était aussi important que jamais.

L’intelligence artificielle (IA) devait être le facteur technologique déterminant dans cette campagne. Beaucoup pensaient que les deepfakes et la désinformation par IA submergeraient les électeurs et saperaient le processus démocratique. Ces craintes ne se sont pas matérialisées de manière aussi dramatique ou chaotique qu’anticipée. L’élection n’a pas été émaillée de scandales concernant l’intelligence artificielle. Néanmoins, des scrutins moins surveillés au niveau des États furent le théâtre d’abus évidents, comme des appels automatisés utilisant une contrefaçon vocale de Joe Biden demandant aux électeurs de rester chez eux plutôt que de voter pour lui durant la primaire du New Hampshire.

En l’absence du tumulte post-électoral de 2020, il est tentant de penser que les mises en garde apocalyptiques concernant l’IA furent exagérées. Cependant, les réseaux sociaux ont été saturés de contenus générés artificiellement – il eût été difficile de passer à côté. Dès le début de la campagne, le Parti républicain a diffusé une publicité entièrement conçue par IA, démontrant par là leur capacité à produire du contenu IA de haute qualité. Cette publicité, bien que terrifiante pour beaucoup, s’est avérée être une exception.

Au lieu de cela, Trump et ses alliés ont largement eu recours à des images et des vidéos générées par intelligence artificielle, grossières, de mauvaise qualité et manifestement fausses. Ces visuels grotesques n’étaient pas des ratés techniques mais faisaient partie d’une stratégie délibérée. L’implication d’Elon Musk a amplifié cette approche, avec ses publications largement mises en avant sur X (anciennement Twitter), y compris auprès des utilisateurs qui ne le suivaient pas. Simultanément, Trump a accusé la campagne de Harris d’utiliser l’IA pour donner l’impression de foules plus importantes lors de ses meetings, semant davantage la confusion dans l’opinion publique sur la légitimité du scrutin et la qualité des informations en circulation.

Comme je l’ai soutenu dans une étude récente, notre compréhension collective des dangers de la désinformation reste excessivement limitée. Lorsque les citoyens se sentent entourés de fausses informations, ils deviennent plus méfiants non seulement des mensonges mais aussi de la vérité. Les deepfakes grossiers diffusés par Trump et Musk n’étaient pas destinés à convaincre qui que ce soit. Leur but était de semer le doute, d’éroder la confiance dans le processus électoral et de préparer le terrain pour des accusations de fraude électorale, dans l’hypothèse où le scrutin se serait conclu par un résultat contesté, comme en 2020.

Il est tout à fait justifié pour les démocrates de faire l’inventaire de la campagne de Kamala Harris. Les technologies de l’information et la thèse du ressentiment ne sont pas des explications concurrentes mais complémentaires. Les démocrates ne peuvent se permettre d’ignorer ni l’une ni l’autre. L’élection de 2024 a montré que des médias comme Fox News, X et les plateformes alternatives amplifient non seulement la désinformation, mais attisent aussi les divisions émotionnelles et les angoisses culturelles.

Une étude que mes collaborateurs et moi-même avons publiée cette année montre que le socle électoral de Trump – les électeurs ruraux, évangéliques et de la classe ouvrière – se sent profondément aliéné et dévalorisé par les changement culturels et économiques des dernières décennies. Cette perte de sens est le principal facteur contribuant au populisme de droite aux États-Unis et, par extension, au vote Trump. Les électeurs de Trump se considèrent exploités par l’Amérique d’aujourd’hui et pensent que “les gens comme eux” furent mieux considérés par le passé. Beaucoup d’entre eux voient Trump non comme un politicien, mais comme le dernier rempart contre une Amérique cosmopolite et élitiste qui menace leurs us et coutumes.

Les médias conservateurs, en particulier Fox News, ont amplifié ces émotions. Lorsqu’au lendemain du débat l’opposant à Kamala Harris, durant lequel Donald Trump s’est fait l’écho d’une fausse information selon laquelle des immigrants haïtiens s’en prendraient aux animaux de compagnie, l’ancien président a partagé de grotesques images fabriquées par IA le dépeignant en train de protéger des chatons, il n’essayait pas de persuader qui que ce soit. Il ne faisait qu’offrir une caisse de résonance à de profondes angoisses dans la population ; des sentiments que les démocrates traitent avec condescendance depuis trop longtemps et auxquels ils devront tôt ou tard apporter une réponse. L’histoire retiendra sûrement la campagne de publicité du camp Trump affirmant de façon très efficace : “Kamala Harris est là pour ‘iels’, le président Trump est là pour vous”. La peur, la colère et le ressentiment sont des forces motrices dans la politique américaine moderne et ces émotions ne peuvent être reléguées qu’à de simples conséquences de la désinformation, de l’intolérance ou de l’ignorance.

Le résultat de la prochaine élection ne sera peut-être pas aussi net. En tant que chercheur en science politique, une hypothèse contrefactuelle continue de me hanter : et si l’élection n’avait pas été aussi décisive ? Il serait irresponsable de baisser la garde sur l’impact des nouvelles technologies dans le traitement de l’information, surtout en rapport avec les élections. Si nous ne parvenons pas à affronter l’interaction entre le ressentiment, la manipulation des médias et l’IA, nous risquons d’être mal préparés pour les défis à venir.

 

The Media, Technology, and Resentment in the 2024 US Election

Julien Labarre.2

Donald Trump’s 2016 victory over Hillary Clinton was a democratic accident. Without the Electoral College, his campaign would have gone down in history as an embarrassing misstep for the Republican Party. This year’s outcome is very different. Trump won big. His victory is undeniable—perhaps even transformative. The magnitude of this swing was hard to anticipate, especially after years of political calcification where each election felt like a rerun of the last.

For those of us concerned about the health of American democracy, Trump’s win comes with a paradoxical silver lining: the contestations of election results and political violence that marred previous cycles seem, at least for now, to be behind us. However, the dangers ahead cannot be ignored.

The Democratic Party is grappling with a contentious post-mortem. Many blame Joe Biden for not stepping aside earlier, denying the party a competitive nomination process. Progressives fault centrists for foreign policy decisions that may have alienated key constituencies, while centrists accuse the progressive wing of pushing messages that alienate moderates. There’s a growing critique that the party’s focus on defending racial and sexual minorities overshadowed its ability to address economic hardship, leaving working-class voters feeling abandoned.

The clarity of Harris’s defeat makes it difficult to consider external factors without sounding defensive. Had the outcome been closer or contested, the role of media and technology would undoubtedly be receiving greater scrutiny. Fox News has largely escaped deeper examination this cycle, in part because its role as a propaganda machine for the Republican Party has become normalized.

Much of the conversation has instead focused on the rise of alternative media in campaigning. Attention fixated on Harris’s appearances on platforms like Call Her Daddy and Trump’s engagements with various “manosphere” streamers. While this shift is significant, it diverted scrutiny from Fox News, whose role in amplifying disinformation and resentment was as substantial as ever.

Artificial Intelligence was expected to be the defining technological factor in the 2024 election. Many believed that deepfakes and automated deception would overwhelm voters and undermine the democratic process. These fears did not materialize in the dramatic, chaotic ways some had anticipated. The election wasn’t punctuated by high-profile AI scandals, though less scrutinized races at the state level witnessed clear abuses, such as robocalls featuring a voice clone of Joe Biden telling voters to stay home during the New Hampshire primary.

Without a repeat of the 2020 post-election chaos, it’s tempting to believe that the apocalyptic warnings about AI were overblown. However, social media platforms were flooded with artificially generated content—it was hard to miss. Early in the race, the Republican Party aired a fully AI-generated ad, showcasing their capacity to produce high-quality AI content. That ad, though alarming to many, turned out to be an outlier.

Instead, Trump and his allies relied heavily on crude, low-quality, and obviously fake AI-generated images and videos throughout the campaign. These grotesque visuals were not technical failures but part of a deliberate strategy. Elon Musk’s involvement amplified this approach, with his posts being prominently featured on X, even to users who did not follow him. Simultaneously, Trump accused the Harris campaign of using AI to make her rally crowds appear larger, further muddling public perceptions about the election’s legitimacy and the quality of information in circulation.

As I argued in a recent study, our collective understanding of disinformation’s dangers remains alarmingly narrow. When citizens feel surrounded by falsehoods, they become skeptical not only of lies but also of the truth. The crude, low-quality deepfakes shared by Trump and Musk were not designed to persuade; their purpose was to sow doubt, erode trust in the electoral process, and lay the groundwork for fraud claims had the election ended in a contested result as in 2020.

The introspection within the Democratic Party is not unwarranted. Technology and emotion are not competing explanations, and Democrats cannot afford to ignore either side of the equation. The 2024 election demonstrated how platforms like Fox News, X, and alternative media not only amplify disinformation but also stoke emotional divides and cultural anxieties.

A study my colleagues and I recently published suggests that Trump’s core constituency—rural, evangelical, and working-class voters—feel deeply alienated and devalued by the cultural and economic shifts of the last few decades. This resentment is the single most powerful predictor driving right-wing populism in the U.S., and by extension, Trump’s victory. Trump voters believe that “people like them” were better respected in the past and see themselves as marginalized and exploited in today’s America. For many of them, Trump represents not just a politician but a savior against a cosmopolitan America that threatens their way of life.

Conservative media, especially Fox News, amplified these sentiments. During his debate with VP Harris, Trump claimed Haitian immigrants were hunting pets. The following day, Trump shared grotesque AI images of himself protecting kittens. Trump did not share those to persuade anyone that his claims were true. He was simply providing a megaphone for some concerns within large segments of the U.S. population ; feelings that Democrats have treated with condescension for too long and which they’ll eventually have to address. Perhaps the most potent ad aired by the Trump campaign summed it up succinctly: “Kamala is for they/them, President Trump is for you.” Fear, anger, and resentment are driving forces in modern U.S. politics and they cannot be dismissed as mere side effects of disinformation, prejudice, or ignorance.

The next election may not end with such clarity. As a political scientist, the counterfactual still haunts me. What if the election had not been that decisive? It would be irresponsible to lower our guard regarding the impact of new technologies on the handling of political information, especially in relation to elections. If we fail to confront the interplay between resentment, media manipulation, and AI, we risk being unprepared for the challenges ahead.

  1. Julien Labarre est maître de conférences en science politique à la California State University, Dominguez Hills, spécialiste des États-Unis, des médias, de l’information politique et des pathologies de la démocratie. Julien Labarre est également chercheur affilié à l’International Panel on the Information Environment, une initiative lancée lors du Sommet du Prix Nobel 2023. []
  2. Julien Labarre is Assistant Professor of Political Science at California State University, Dominguez Hills. His work focuses on U.S. politics, the media, political news, and pathologies of democracy. He is also affiliated with the International Panel on the Information Environment, a distinguished initiative that was officially launched at the 2023 Nobel Prize Summit. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
hermes (25 novembre 2024). Les médias, les nouvelles technologies et le ressentiment dans l’élection présidentielle américaine de 2024. Revue Hermès - Cognition - Communication - Politique. Consulté le 29 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12qwd


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