Quelle réconciliation avec les Kurdes en Turquie ? Quelque part entre incommunication et acommunication
Par Cem Savaş.1
La coalition dite « alliance populaire » (cumhur ittifakı, en turc), composée par le Parti de la justice et du développement (AKP, Adalet ve Kalkınma Partisi, en turc) au pouvoir depuis plus de 20 ans en Turquie, et son partenaire actuel, le Parti d’action nationaliste (MHP, Milliyetçi Hareket Partisi, en turc) discute depuis le mois d’octobre sur un « éventuel dialogue » ou une « réconciliation politique » avec les Kurdes en Turquie. Pourquoi le pouvoir politique, qui n’a pas ouvert un minimum de dialogue après la dernière période de réconciliation avec les Kurdes en 2013-2015, évoque aujourd’hui un tel processus de résolution ou paix en Turquie ?
En réalité, ni l’AKP ni son partenaire ne suivent une politique claire sur cette question qui, mitigée et compliquée, engendre une nouvelle étape d’incommunication dans la société, surtout entre les Kurdes et le pouvoir politique. Bien que ces discussions de réconciliation aient été ironiquement initiées par Devlet Bahçeli, le leader du parti ultranationaliste au Parlement national, les cadres de l’AKP et le président de la République, Recep Tayyip Erdoğan, qui rêve par ailleurs de redevenir candidat avec une « nouvelle Constitution », préfèrent plutôt rester muets quant aux déclarations ouvertes et publiques à ce sujet et gardent un dialogue discret avec le MHP derrière les portes fermées. Ainsi, l’opinion publique en Turquie a l’impression qu’il existe désormais une fissure au sein de l’Alliance populaire, une idée largement répandue dans la société qui continue à vivre dans des conditions économiques lourdes, marquées entres autres par la dévaluation du livre turc et par l’inflation galopante.
Ce discours de « réconciliation » semble correspondre néanmoins à un ensemble de promesses sans fin ou mots écrits sur la glace aux yeux de l’opinion publique turque, surtout pour la communauté kurde. Par exemple, le Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie (DEM, ex-HDP), principal parti pro-kurde en Turquie, ne prend pas au sérieux ces déclarations et dit plutôt qu’elles n’ont pas de significations, étant donné les défaillances de l’État de droit et les fragilités de la démocratie dans le pays. Dans un climat politique tendu, marqué par l’attentat revendiqué par le groupe terroriste PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) commis près d’Ankara le 23 octobre 2024, une telle « normalisation » et un « dialogue de paix » envers les Kurdes, la plus grande minorité culturelle et linguistique du pays, se place d’abord dans un contexte d’incommunication qui fait que ce discours officiel du gouvernement ne trouve pas d’écho dans la société, où règnent des sentiments de suspicion, voire de méfiance, ce qui entraîne un dialogue de sourds.
Ce fond d’incommunication politique à travers la question kurde risque de jour en jour d’évoluer vers un contexte d’acommunication, entretenu également par la destitution successive non seulement des maires élus dans les provinces kurdes mais également des maires de l’opposition, comme ceux du Parti républicain du peuple (CHP, Cumhuriyet Halk Partisi en turc). Cette acommunication, marquée par la « punition » d’une partie de l’électorat, engendre désormais la mutilation du dialogue avec la société civile turque. En parallèle de la récente nomination de gouverneurs dans près de 40 municipalités kurdes, y compris des grandes villes de Mardin et de Batman, en montrant les maires pro-kurdes affiliées au PKK, plusieurs enquêtes sont lancées dans les communes du CHP et des maires sont arrêtés et jugés pour les mêmes liens présumés, comme à Esenyurt, le quartier le plus peuplé d’Istanbul. À travers cette transition très dangereuse d’une incommunication à une acommunication autour de la question kurde en Turquie, le langage de la menace politique et l’enquête judiciaire apparaissent comme des outils pratiques afin d’user et de discréditer les opposants, au sens de plus en plus large, ce qui risque d’affecter au plus près le maire de la municipalité métropolitaine d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, et celui de la municipalité métropolitaine d’Ankara, Mansur Yavaş, deux rivaux potentiels d’Erdoğan en vue des prochaines élections présidentielles…
- Maître de conférences, département Francophone de Science Politique et Relations Internationales, Université Yeditepe (Istanbul, Turquie) et Chercheur invité au Centre de recherches internationales (CERI), Sciences Po (2024-2025) [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
hermes (2 décembre 2024). Quelle réconciliation avec les Kurdes en Turquie ? Quelque part entre incommunication et acommunication. Revue Hermès - Cognition - Communication - Politique. Consulté le 29 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12szj