L’Arménie, un pays et son message (3/3)
Par Daniele Zappalà.1
La panoplie des symboles nationaux arméniens
Parmi les investissements économiques récents en Arménie venant de la diaspora, notons la place particulière occupée par les vignobles et par la relance de la culture du vin. C’est le cas, par exemple, des étendues viticoles très vastes de la maison Karas Wines, lancée grâce à des capitaux arméniens venant d’Argentine.
C’est un secteur pouvant s’avérer rentable, voire parfois très rentable, certes, mais loin des investissements les plus sûrs recommandés par les experts avisés. En effet, comme l’avouent volontiers les protagonistes de ces opérations, il s’agit à chaque fois aussi de donner un nouveau souffle à des symboles, la vigne et le vin, au cœur de l’identité millénaire et de la cohésion nationale arméniennes.
À ce propos, on peut rappeler la place du vin dans le film Sayat Nova : La Couleur de la grenade (1969), l’œuvre la plus connue de Serguei Paradjanov (1924-1990), considéré aujourd’hui en Arménie comme le plus grand réalisateur national, à tel point qu’un musée lui est consacré à Erevan. Ce film allégorique, salué par la critique internationale comme un chef d’œuvre absolu, valut à son auteur les affres de la censure soviétique, avant le drame de la condamnation aux travaux forcés. Inspiré de la vie de Harutyun Sayatyan, ou Sayat-Nova, un poète arménien du XVIIIe siècle, le film met largement en avant les symboles les plus durables au cœur de l’identité arménienne : le vin et la grenade, ainsi que les célèbres khatchkars.
Ces dernières sont des stèles sculptées en pierre reproduisant des croix, si nombreuses notamment le long du circuit des monastères historiques arméniens, comme ceux de Khor Virap, au pied du célèbre Mont Ararat, de Sevanavank, perché sur une péninsule en haut du grand lac Sevan, et de Noravank, situé dans une gorge spectaculaire du Sud arménien et dont la réputation fut liée aussi à son scriptorium.
Visiter l’Arménie d’aujourd’hui en long et en large veut dire aussi mesurer chaque jour l’importance et la force des symboles nationaux arméniens associés à la résilience du pays face aux tourmentes de l’histoire, en commençant par le génocide de 1915-1916. Autrement dit, la force de ces symboles rappelle la résistance qui a permis à l’Arménie de ne pas disparaître, en défendant le trésor de ses contributions à l’histoire européenne et mondiale. Si le futur économique du pays passe aussi par un tourisme aujourd’hui en plein essor, les tremplins de ces perspectives prometteuses ont souvent trait à la volonté de revivifier les racines millénaires de l’identité nationale.
Encore aujourd’hui seul pays de sa région remplissant les critères démocratiques aux yeux de bon nombre d’observateurs internationaux, l’Arménie se retrouve prise dans un jeu géopolitique complexe qui lui vaut des menaces permanentes, au milieu d’un cercle d’ennemis avérés ou potentiels, même au-delà des affrontements sanglants intermittents avec l’Azerbaïdjan, notamment autour du destin du Haut-Karabagh.
Le message de résistance et résilience envoyé par l’Arménie s’avère parlant également pour les peuples proches se retrouvant aujourd’hui dépourvus d’un État et ayant également plus ou moins souffert de l’oppression des puissances régionales. C’est par exemple le cas des Kurdes, dont certaines communautés locales sont accueillies avec bienveillance sur le territoire arménien, notamment près de la frontière avec la Turquie.
Notons que les symboles centraux de l’Arménie se retrouvent assez souvent associés entre eux, dans une relation d’enrichissement mutuel pouvant rappeler les articulations possibles entre les éléments d’une même panoplie. Les bouteilles de vin vendues en souvenir touristique, par exemple, prennent parfois la forme d’une grenade. Par ailleurs, au sein des musées dédiés au vin, ou même au cœur des sites viticoles, on peut retrouver des évocations des khatchkars. C’est une autre manière d’affirmer la cohérence interne du message arménien.
Ouvrir un soupirail d’apaisement
La géopolitique régionale n’aide donc pas l’Arménie. À tel point qu’une préoccupation vive a été exprimée en France, par exemple, à travers une récente pétition intitulée « La survie de l’Arménie est en jeu, monsieur le président ! »[1], signée par des élus et des personnalités de la société civile de tous bords, demandant « un contingent de paix, dont la présence effective viserait à dissuader ceux qui envisageraient de s’en prendre à l’Arménie ». C’est dire le niveau des menaces perçues.
Dans une région du monde aussi tourmentée que le Moyen-Orient, les messages officiels intégrant une dimension d’apaisement se font rares. À ce propos, pourtant, la recherche de l’apaisement et la logique du multilatéralisme sont au cœur de plusieurs signaux récents émanant d’Erevan. Le pays ne cesse pas de se porter candidat pour accueillir des évènements internationaux sous l’égide de l’ONU, comme la toute récente 8e Conférence globale sur le tourisme du vin (Erevan, 11-13 septembre 2024). En même temps, l’Arménie fait la promotion du multilatéralisme même quand celui-ci atterrit chez des voisins de l’autre côté de la barricade. Ainsi, Erevan a donné son feu vert pour la tenue de la COP29 sur le changement climatique (11-22 novembre) à Bakou, à savoir chez son principal ennemi azerbaïdjanais : un geste diplomatique à contre-courant des vents belliqueux qui soufflent dans la région et de la logique de la vengeance permanente entre ennemis. Certes, selon bon nombre d’observateurs, un tel signal ne pourra ouvrir dans l’immédiat qu’un mince soupirail d’apaisement. Mais au niveau communicationnel, il s’agit d’un message fort, à un moment où le multilatéralisme se retrouve dans le collimateur de tant d’acteurs au Moyen-Orient.
De la part d’Erevan, il s’agit aussi sans doute d’une manière de dire que le poids géopolitique, au sens militaire, économique et démographique, ne fait pas tout. Ce qui semble rejoindre, à l’enseigne d’une certaine cohérence, le reste du message arménien envoyé aux voisins et au monde : un pays héritier d’une histoire millénaire, par-là doté d’un patrimoine riche et surprenant, de surcroit à l’origine d’une diaspora présente sur la planète entière, peut parfois oser une largesse diplomatique de vues que d’autres, si grands, riches et surarmés soient-ils, ne s’autorisent pas.
Un coup d’éclat n’est jamais éphémère, s’il devient un message : pour espérer et pour bâtir le futur, donc, communiquer et communiquer encore, presque « jusqu’à l’impossible ».
[1] Appel paru dans Le Point du 18 juin 2024.
- Daniele Zappalà est géographe (Sorbonne Université) et journaliste. Ses recherches portent sur la cognition de la mondialisation et sur les patrimoines internationaux. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
hermes (24 octobre 2024). L’Arménie, un pays et son message (3/3). Revue Hermès - Cognition - Communication - Politique. Consulté le 11 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12ka4