Il est temps d’ouvrir un débat théorique et politique sur nos valeurs (II)
II – Comment ?
Par Éric Dacheux et Daniel Goujon.1
Une conception purement économique de la valeur efface l’existence d’une pluralité de valeurs sociales. C’est pourquoi il convient d’intégrer la théorie de la valeur économique dans une théorie plus large des valeurs sociales. C’est l’objet de la théorie délibérative de la valeur : ce à quoi nous tenons est intersubjectif, le fruit d’un débat démocratique. Après avoir vu pourquoi nous proposons cette théorie, revenons ici sur le comment.
Qu’est-ce qui fait valeur dans la société ? Trois grandes traditions de recherche ont tenté de répondre à cette question. La science économique, en faisant des hypothèses sur ce qui fonde la valeur des biens. La sociologie (et la psychosociologie) qui, à travers des enquêtes statistiques, souvent internationales, cherche à identifier les convictions dominantes d’une société et leur évolution d’une époque à l’autre. Et, enfin, la philosophie morale qui, depuis la Grèce antique, se pose la question de la nature des valeurs qui régissent l’action. Ces trois traditions de recherche ne s’ignorent pas totalement – A. Smith était philosophe et économiste, la sociologie contemporaine des valeurs cite volontiers des philosophes comme J. Dewey – mais elles ont du mal à s’enrichir les unes les autres. Cela est en grande partie lié au fait que la valeur économique est perçue comme étant radicalement différente des autres valeurs. La sphère économique est censée obéir à des lois autonomes et non à des règles sociales. On l’aura compris, c’est cette autonomisation de la détermination de la valeur économique qu’il convient de dépasser. En effet, comme l’indique le Trésor de la Langue Française, le mot valeur n’appartient pas exclusivement au vocabulaire économique. Certes, la première entrée de ce dictionnaire stipule que la valeur est « le caractère mesurable prêté à un objet en fonction de sa capacité à être échangé ou vendu ». Cependant, la seconde ouvre sur la physique : « Mesure d’une grandeur, d’une quantité variable », mais aussi sur la musicologie : « Durée relative d’une note de musique » et la linguistique : « Sens d’une unité linguistique déterminée par son appartenance à un système ». Tandis que la troisième renvoie au sens courant de ce terme : « Qualité physique, intellectuelle, morale d’une personne qui la rend digne d’estime ». Sens qui s’élargit encore dans la quatrième et dernière entrée : « Qualité intrinsèque d’une chose qui, possédant les caractères idéaux de son type, est objectivement digne d’estime ». Autrement dit, la polysémie même du mot invite à penser que la compréhension de ce qu’est la valeur économique doit s’inscrire dans une compréhension plus large de ce que sont les valeurs dans nos sociétés.
Or, nos sociétés sont démocratiques, c’est-à-dire des sociétés autonomes régulées par la délibération dans l’espace public. C’est dans cette perspective théorique que nous nous proposons une construction théorique originale, tirée des trois grandes traditions d’analyse de la valeur (économique, sociologique et philosophique) ; esquisse théorique que nous avons nommée : « Approche délibérative des valeurs ». Esquisse, car il ne s’agit là que d’une première approche d’un travail qui réclamerait la participation d’une équipe pluridisciplinaire nombreuse. Théorie car il s’agit bien d’une construction intellectuelle scientifique. Délibérative, car il s’agit de proposer une conception intersubjective (débattue dans l’espace public) qui dépasse la dichotomie classique entre approche subjective (libérale) de la valeur et approche objective (marxiste) de la valeur. Des valeurs au pluriel, car la valeur économique (au singulier) doit être appréhendée dans un cadre théorique unifiant permettant d’appréhender également les valeurs politiques, sociales et écologiques. Ainsi, débattre, à nouveau dans l’espace public de nos valeurs, de ce à quoi nous tenons, c’est se donner les moyens de s’offrir un avenir. Un monde post-capitaliste nécessite une théorie post-capitaliste de la valeur.
- Éric Dacheux est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Clermont Auvergne. Daniel Goujon est maître de conférences en sciences économiques à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne (IUT de Roanne). Dernier ouvrage paru : Éric Dacheux et Daniel Goujon, Théorie délibérative des valeurs, Paris, Presses universitaires de Provence, 2024. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
hermes (10 octobre 2024). Il est temps d’ouvrir un débat théorique et politique sur nos valeurs (II). Revue Hermès - Cognition - Communication - Politique. Consulté le 18 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12g91