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Pratiques journalistiques et modèles d’affaires des médias numériques en RD Congo : quand la communication fait (presque) l’information

Par Axel Gontcho Ngila.1

En République Démocratique du Congo, l’activité économique est au ralenti depuis de nombreuses années. Peu d’entreprises publient des annonces dans les médias. Le pouvoir d’achat des ménages est faible. Aucun média nouveau ou historique ne dispose d’offres payantes au de numéro à l’abonnement. Pourtant, dans ce contexte, et depuis bientôt neuf ans, les médias numériques sont en pleine expansion. Mais sans abonnement et avec peu de publicité.

Pour comprendre les modèles d’affaires de ces médias, c’est-à-dire la manière dont ils créent de la valeur économique[1] avec l’information, un bien essentiel à toute démocratie, nous avons mené une enquête auprès des acteurs des médias congolais. Comment génèrent-ils leurs revenus ? Quelle conception de l’information ont-ils ?

Aucun média numérique congolais ne propose à ce jour une offre payante d’accès à son contenu éditorial. Ce phénomène pourrait être lié à la valeur d’usage de l’information produite qui est trop faible, conduisant à une valeur d’échange nulle avec les lecteurs. Car malgré leur faible pouvoir d’achat, beaucoup de ménages arrivent à débourser l’équivalent de 18 euros mensuels pour acheter un abonnement à Canal+ ou à la télévision satellitaire sud-africaine DSTV pour suivre les matchs de foot des grands championnats européens et des programmes de divertissement. La faible valeur d’usage de l’information produite par les médias numériques expliquerait d’ailleurs pourquoi les annonceurs commerciaux, regroupés en marché oligopolistique, ont une forte ascendance sur eux dans la négociation des contrats d’annonces. Le peu de publicité en République démocratique du Congo (RDC) est en effet contrôlé en grande partie par l’agence Havas qui flèche les dépenses vers la télévision et le groupe Canal+ en Afrique. La publicité numérique programmatique pourrait financer les médias congolais, en marge du marché des gros annonceurs. Mais ceux-ci n’y recourent pas, ignorant les places de marchés des principaux acteurs (Google, Meta).

Pour pallier ce manque de revenus prégnant sur le marché, où il n’existe pas d’abonnement ni de publicité, les médias rivalisent d’imagination pour mettre en place des transactions commerciales non-monétaires qui prennent la forme d’échanges de services ou reposent sur l’économie collaborative. Parmi celles-ci, le « coupage ». Il s’agit d’une pratique congolaise qui consiste, pour une source d’informations, à rémunérer le plus souvent le journaliste pour l’inciter à diffuser l’information dans son média. Le coupage génère des revenus peu importants mais la pratique est généralisée. S’agit-il d’une nouvelle version de brand content ? Le débat en RDC parmi les journalistes interrogés témoigne des enjeux de cette méthode : comment faire encore du journalisme quand les « sujets » sont achetés à l’avance par les sources ? Les journalistes sont face à un dilemme entre éthique, nécessité de survie et habitudes ancrées dans le quotidien. Le « coupage » est tout à la fois craint, aimé et méprisé. Craint par les patrons des médias à cause de son influence possiblement nocive sur le contenu, aimé par les journalistes misérablement payés, qui y trouvent une bonne pitance, et méprisé par tous (patrons des médias, journalistes et coupeurs eux-mêmes) parce que perçu comme dégradant.

Ce type de journalisme au service des affaires pourrait se résumer par ce néologisme : « journalism-to-business ». Mais c’est encore du journalisme parce que les journalistes de ces médias coconstruisent les messages avec les annonceurs et ne se contentent pas uniquement de les relayer. Parfois, ils les complètent, les modifient, témoignant ainsi de leur indépendance – certes relative.

Conscients du danger que peuvent représenter le brand content et le « coupage », les responsables des médias rencontrés prennent des mesures pour contrer les influences nocives de ces types de financement sur le contenu éditorial ou en limiter les effets. Ainsi, actualite.cd, par exemple, veille à bannir des articles d’informations les adjectifs, adverbes flatteurs ou toute formule laudatrice ; scooprdc.net recommande aux solliciteurs de publier des tribunes pour exprimer leurs opinions là où un autre média accepterait de publier sous la plume de son journaliste une opinion déguisée en article d’information. Mais cela ne veut pas dire que le contenu éditorial de ces médias est exempt de reproches éthiques et déontologiques. Certains journalistes que nous avons interrogés ont reconnu leur « négligence coupable » en diffusant des publireportages sans en avertir le public. Celui-ci considère d’ailleurs que les journalistes tordent parfois les faits pour satisfaire leurs financeurs.

Une grande part des médias numériques congolais est ainsi au service de la communication tant commerciale que non-commerciale avec le « coupage ». Ce-dernier permet d’informer en intégrant l’objectif communicationnel des sources, information et communication étant ici intimement liées et en tension au sein de la production éditoriale des journalistes congolais. Car les sources, dans le cas du coupage, doivent aussi souvent accepter que le journaliste effectue son travail : il relaie l’information, mais il peut également présenter des points de vue contraires. À l’inverse de la publicité traditionnelle où l’annonceur contrôle son message, ici il contrôle le « gatekeeping », il s’assure que le message « passe », mais ne maîtrise pas totalement les conditions dans lesquelles celui-ci passe. L’information comme impératif journalistique vient contredire l’objectif d’une communication contrôlée par la source. De ce point de vue, le « cas congolais » renouvelle en partie les lectures du « gate keeping » à travers des pratiques tout à fait originales qui repositionnent sources et journalistes dans une situation d’associés-rivaux[2] tout à fait inhabituelle… au point, peut-être, de redéfinir le journalisme à travers ses enjeux communicationnels ?

Le journalisme se définit historiquement dans le respect des faits, complété ensuite par une lecture (analyse, opinion, etc.). Peut-on encore respecter les faits quand ils sont « donnés » par des communicants ? Oui, si l’on a une attitude de journaliste, car les sujets imposés dans les rédactions existent depuis toujours. Ce qui change, c’est la manière dont ces sujets sont imposés : fruit d’une négociation collective en conférence de rédaction, entre journalistes, le « gate-keeping » est ici repris aux journalistes et imposé par les sources via le coupage. Cela renouvelle donc la problématique de l’agenda setting, c’est-à-dire la manière dont les relations de communication et de pouvoir entre sources et journalistes décident de l’ordre du jour médiatique.

À ce jour, aucune étude d’ampleur n’a été menée en RDC sur les influences des sources de financement sur le contenu éditorial. Notre enquête en master en jette les bases dans la mesure où elle permet de comprendre les modèles atypiques de financement de la presse dans ce pays, étape préalable pour une recherche approfondie sur la question du journalisme dans un tel contexte.

[1] Monsalve-Alamá A., Ortigosa-Blanch A. et Sánchez-García J., « The Evolution of the Media Discourse on the Implementation of Media Companies’ New Digital Business Models », Technological Forecasting and Social Change, vol. 190, 2023.

[2] Legavre J.-B., « Entre conflit et coopération. Les journalistes et les communicants comme “associés-rivaux”, Communication & Langages, 2011, vol. 3, n° 169, p. 105-123.

  1. Étudiant de master 2 en Sciences de l’information et de la communication, École de journalisme et de communication d’Aix Marseille (EJCAM, AMU). []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
hermes (12 août 2024). Pratiques journalistiques et modèles d’affaires des médias numériques en RD Congo : quand la communication fait (presque) l’information. Revue Hermès - Cognition - Communication - Politique. Consulté le 18 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12666


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