Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

Une journée numérique ordinaire

couple connecté affaires

 

Texte de Dominique Wolton1, extrait du livre Penser l’incommunication à paraitre aux éditions Au bord de l’eau en janvier 20242 :

« La nuit s’est bien passée. Du moins c’est ce que me laisse comprendre mon appli Réveil bonjour en choisissant un moment de sommeil léger pour lancer une musique dynamique, signe que l’analyse des données a conclu à une bonne qualité du sommeil passé. Je devrais sans doute m’équiper d’un bracelet nocturne et d’un matelas connecté pour affiner un peu tout cela.

L’appli Popote duck ne propose rien pour le menu du petit déjeuner, de toute façon je prends toujours la même chose et la cafetière s’est déjà automatiquement mise en marche. Voyons ce que mon agenda me dit sur le contenu de ma journée de travail : encore des réunions et une formation ! Mais un petit créneau de libre à 15h30 pendant lequel je vais pouvoir guetter la disponibilité des places de concert à l’Arena.

J’écoute un podcast en allant à pied au métro, puis dans la rame je peux regarder les vidéos postées par les potes. Je tombais de fatigue hier et je n’ai pas pu tout voir au lit. Ces écouteurs réducteurs de bruit sont une bénédiction pour s’extraire de cette foule et oublier tous ces gens qui consultent eux aussi leurs smartphones à quelques dizaines de centimètres de moi. Mais on ne se regarde même pas. On s’ignore tout en communiquant dans la même culture technique. À quand un détecteur d’odeur pour ne pas être dérangé dans les transports en commun ? Ce serait utile… et on pourrait aussi avoir un détecteur de maladies pour éviter les risques de contagion. Se protéger mieux de l’autre. Ça existe peut-être. Je vais aller voire Wikipédia et les réseaux. Même si c’est payant, ça vaut le coup.

Je suis obligé de me demander jusqu’où va cette dépendance technique ? À peine sorti de chez moi, je me suis mis les « bigoudis électroniques », je suis coupé du monde et ne vois plus personne. Schizophrénie ? Il faut aussi que je fasse un peu attention : à chaque sonnerie de smartphone, j’arrête tout pour écouter. Y compris au milieu de la rue pour prendre l’appel. C’est dangereux. Pourquoi est-ce toujours le dernier appel qui s’impose ? Pourquoi cette frénésie de répondre ? Qu’est ce que j’attends en permanence ? Et en même temps, je râle. Le téléphone sonne tout le temps.

Pourquoi vouloir toujours être branché et ne pas supporter de rester un moment silencieux ? D’ailleurs si j’ai un progrès à faire c’est d’être plus attentif aux enfants. Quand je vais me promener avec eux, je suis absorbé par mon smartphone et je ne les entends même pas quand ils me racontent une histoire ou me disent quelque chose. Je n’écoute pas, je fais semblant. Je suis absorbé par l’écran. Je répète simplement mécaniquement « allez venez, faites attention aux voitures ». Pourquoi vouloir toujours être là et ailleurs et si peu attentif à mes proches ? Quel souvenirs auront-il avec des parents toujours accrochés au smartphone et à l’écran ?

Au bureau, mon badge d’entrée me sert aussi pour déverrouiller l’ordinateur et me donner accès au réseau sécurisé. Parmi tous les messages reçus, seulement trois nécessitent une réponse urgente ; une journée tranquille s’annonce ! Mais j’ai moi-même tellement de mails en retard. J’en ai pour plus de trois heures. Mais après je serai tranquille pour une demi-journée.

Première réunion : la moitié des participants est en visio. La plupart prétextent des déplacements ou des impondérables pour rester bien au chaud chez eux. Personne n’est dupe. Parmi eux il doit bien y en avoir deux ou trois qui ont encore gardé leur pantalon de pyjama. Tous ne donnent à voir que leur buste. Beaucoup d’intelligence par ailleurs pour se cacher. Il y a ceux qui floutent leur fond d’écran et ceux qui se sont fabriqué une fausse bibliothèque, un faux bureau ou toute autre photographie d’ambiance qui inspire le sérieux. Aucun ne montre le lieu réel où ils sont, certainement leur garage, leur lit ou leur table de cuisine. En tout cas je commence à en avoir assez de ce télétravail maintenant. J’ai envie de sortir d’ici, de retrouver les copains, de voir le monde.

Et puis avec ce branchement continu j’ai le sentiment de me sentir surveillé. Je ne suis plus chez moi. Je voudrais bien couper un peu…

Comme tout le monde, j’ai mon ordinateur allumé face à moi et peux me consacrer à ces messages urgents pendant que le chef anime la réunion. J’ai aussi un rapport à rendre pour la fin du mois : super ces trouvailles de l’IA générative pour faire la trame du rapport et même en fabriquer certaines phrases, toutes en français sans faute. Mais je me débrouille quand même pour faire mes mails « perso ».

De retour dans mon open-space, je constate que le casque de mon collègue de bureau est de mauvaise qualité et laisse passer le son de sa musique. Je ne vais quand même pas investir dans des boules Quies ! Je monte le volume sonore sur mes écouteurs. Spotify m’a conseillé un compositeur du siècle dernier avec un nom grec, il a créé beaucoup de musique de film à partir de morceaux de synthétiseur très calmes : idéal pour que je me concentre entre deux alertes Twitter. Ah c’est l’heure du BeReal. Aucun intérêt de publier ma photo en train de grimacer face à ce cours certifiant en e-learning sur la classification des personnalités pour que le e-management devienne un réel levier de compétitivité. Je vais attendre la pause-café.

À midi je vais pouvoir choisir le menu avec le QR-code de la cantine et utiliser le paiement sans contact par mon téléphone. C’est toujours la même qualité de nourriture mais au moins ils se modernisent. Il faut que je pense à prendre une photo de mon plat pour avoir une estimation des calories que cela représente. Hier je n’ai fait que 7 324 pas et cela ne représente pas un effort physique quotidien suffisant. Ce week-end je suis bon pour relancer Nike Training Club. Heureusement que l’on se retrouve tous les copains le week-end pour faire un peu de sport… Que j’en ai marre de cette vie « en ligne ».

En mangeant, je regarderai la suite de la série entamée hier soir : j’ai laissé Walter-Heisenberg et Jesse chacun dans leur famille mais avec un cadavre qui les relie. Difficile de s’arrêter à la fin d’un épisode, le scénario oblige à regarder la suite. Heureusement l’appli permet de reprendre exactement là où l’on s’était arrêté.

Après le boulot, on ira au café avec ma bande, c’est Lulu qui doit nous envoyer la localisation. L’appli « Transit » m’indiquera où cela se trouve et comment s’y rendre en transport. J’aime bien quand on se retrouve tous ensemble, on prend des selfies et on critique les absents. Cela nous donne à chacun de quoi alimenter des Stories Insta et les publier.

Il ne faudra pas que je traine trop, car même si je n’ai pas besoin de passer faire les courses et subir la queue au supermarché, tout me sera livré entre 18h30 et 19h30. Cela me laissera du temps pour organiser mon prochain voyage : destination proposée par Tripadvisor, transport aérien le moins coûteux trouvé avec Google/flights, hébergement sympa sur AirBnB. Il me faudra juste trouver un site web pour fabriquer l’album de photos souvenirs, car pour moi les souvenirs cela doit être du concret et pas seulement du numérique.

Et pourtant, la numérisation est un progrès fantastique, mais il y a maintenant tellement de photos numériques sur tellement de sujets que j’ai la flemme de les regarder. On veut tout voir tout de suite et finalement on s’en lasse. On n’en arrive presque à se demander si on n’allait pas mieux « avant » quand il y avait du temps entre le moment de faire la photo et la possibilité de la voir. Mais je ne vais quand même pas devenir un « vieux réac » qui pense qu’avant, hier, autrefois, ce n’était pas forcément si mal… »

  1. Fondateur l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC) en 2007. Créateur et directeur la Revue internationale Hermès depuis 1988 (CNRS Éditions), mais aussi directeur de la collection de livres de poche « Les Essentiels d’Hermès » et la collection d’ouvrages « CNRS Communication » (CNRS Éditions). Dominique Wolton est également le président du Conseil de l’Éthique Publicitaire (CEP) depuis sa création en 2005. []
  2. https://www.editionsbdl.com/ []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
hermes (27 octobre 2023). Une journée numérique ordinaire. Revue Hermès - Cognition - Communication - Politique. Consulté le 11 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pik5


Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.