Les ambiguïtés de la connexion numérique (1/2)
Foisonnement technique dans la communication humaine. Licence CC. Auteur : Tejaswini27.
par Éric Dacheux1
Toute technique humaine est ambiguë. L’écriture a favorisé la rationalité en facilitant l‘accumulation du savoir scientifique et l’émancipation de l’homme à travers les Droits de l’homme, mais l’écriture a également favorisé le totalitarisme qui peut transmettre efficacement ses ordres sur tout un territoire. Dans cette perspective, il ne s’agit pas d’être adorateur ou dénonciateur de la technique, d’être technophile ou technophobe, mais de comprendre en quoi ce qui fait de la connexion numérique un atout pour certaines activités économiques, sociales et politiques, est aussi un handicap quand on veut communiquer, entrer en relation pour co-construire du sens en respectant la liberté de chacun.
Premier point, le rapport au temps et à l’espace. La connexion numérique qui relie les ordinateurs permet des échanges continus d’information à toute heure du jour et de la nuit. Elle permet aussi de rester en contact malgré les distances, de rester liés même en étant séparés par des milliers de kilomètres. La connexion permet d’être ici et ailleurs en même temps, d’être instantanément branché sur le flux d’information du monde. C’est, pour certains métiers (documentaliste, trader, etc.), une opportunité formidable, en revanche c’est un handicap majeur pour tous ceux qui veulent établir une communication. La communication s’inscrit dans le temps et dans l’espace. Plus cette inscription est faible – c’est-à-dire moins le temps consacré à se comprendre est important et moins la distance existe entre soi et l’autre – et plus se comprendre devient compliqué.
Deuxième point, la connexion numérique favorise la circulation et le traitement de données entre des machines très nombreuses et très éloignées les unes des autres. Cela permet, par exemple, de favoriser la participation des citoyens à des recherches mondiales sur la météo. Mais cet échange de données numériques fluidifié ne signifie pas que la compréhension du monde est facilitée. Au contraire, les interfaces numériques sont des objets artificiels qui font écran (au sens propre comme au sens figuré) entre la réalité biologique et nous. Le numérique est ce qui obéit à la programmation humaine, le vivant est ce qui échappe à toute programmation. Comment l’artificiel pourrait-il comprendre le vivant ?
Troisième point, la grande majorité des études en communication politique souligne le fait que les outils numériques ont facilité une expression politique plus personnalisée, moins stéréotypée. Grâce aux réseaux sociaux numériques (Facebook, Instragram, etc.), il est plus facile de s’exprimer publiquement. C’est une avancée certaine en termes de démocratie. Mais, si l’expression est facilitée, l’écoute elle ne l’est pas. Or, sans écoute réciproque, il est difficile de parvenir à la co-construction d’un sens commun satisfaisant. Il est impossible de se connecter à tous les blogs, de parcourir tous les réseaux sociaux. Tout le monde s’exprime mais personne ne peut écouter tous ceux qui s’expriment. On entre alors dans une gigantesque cacophonie qui libère l’énergie expressive de chacun mais ne produit pas un sens commun2.
Quatrième point, l’accès à l’information. Avec un ordinateur et un réseau performant, il est facile pour chacun d’accéder à la plus vaste collection d’informations qui n’ait jamais existé. Certes, mais cette information n’est pas toujours vérifiée et les fausses informations ont tendance à circuler plus vite que les vraies sur les réseaux sociaux3, ce qui pose de vrais problèmes démocratiques, même s’il existe des services en ligne qui permettent de vérifier, si on le souhaite, la véracité des informations qui circulent4. Mais vraies ou fausses, ces informations auxquelles on accède plus facilement et qui circulent en tous sens posent un problème qui freine la communication : on ne connaît plus forcément ni la source ni l’intention de l’auteur du message. Or saisir l’intention de celui qui transmet du sens est essentiel à la bonne compréhension de la production communicationnelle.
- Éric Dacheux est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Clermont-Auvergne. Son dernier livre, Comprendre pourquoi on ne se comprend pas, a paru à CNRS éditions en 2023. [↩]
- C’est justement pour produire ce sens commun que l’on a besoin de médiateurs : journalistes, enseignants, bibliothécaires, etc. [↩]
- Comme des chercheurs l’on encore prouvé lors du premier confinement. Par exemple : Dolbeau-Blandin C., Jaubert-Michel E., « Infox et Coronavirus Covid-19 : une relative contagiosité ? », Le Carnet de la MRSH, 2020, Hal.02542132. [↩]
- Des journaux comme Le Monde et Libération mettent en ligne le travail de vérification fait par leur service de journalistes spécialisés. Il existe aussi des sites spécialisés comme par exemple FactCheck.org [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
hermes (16 mars 2023). Les ambiguïtés de la connexion numérique (1/2). Revue Hermès - Cognition - Communication - Politique. Consulté le 18 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pijr