La Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) : un concept devenu intimidant
Par Xavier Metzger, qualitativiste, docteur en sémantique (EHESS). Enseignant associé à CY University et à Paris Sorbonne nouvelle.
« Wagner mettra toujours l’humain au cœur de ses problématiques. » « Cambridge Analytica fait de la préservation de votre privée sa priorité. » « TotalEnergies devient carbon negative »…
Bien évidemment, ces positionnements RSE (Responsabilité sociétale des entreprises) n’existent pas (encore) et montrent par l’absurde le caractère idéalisant de la RSE pour laquelle tout acteur est sommé d’agir au nom du bien public ou de ne pas prospérer aux dépens des ressources naturelles ou vitales. Ces projections suggèrent également que cet idéal est inégalitaire : dans le cas d’un pétrolier, d’un chimiste, d’un fabricant d’armes, la RSE paraît toujours artificielle, à moins de liquider purement et simplement l’entreprise, ce qui n’a pas (encore) été fait. Pour d’autres entreprises, la RSE n’est même pas attendue des consommateurs ou du tribunal de l’opinion ; à partir du moment où une marque fabrique du rêve, simplifie le quotidien ou valorise l’utilisateur, elle se forge une implicite immunité. Nul n’est égal devant la RSE.
Ceci nous permet de voir à quel point la RSE participe d’une recherche émotionnelle positive de nos sociétés et de quelle manière les entreprises tentent plus que d’autres à s’atteler à cet impératif qui les condamne pour leur part à des symboles ou à du mécénat.
Une approche critique intéressante est de nous mettre au niveau des acteurs et de saisir à quelles conditions et selon quelles modalités une RSE tient (ou vaut) le coup. À bonne distance de l’injonction moraliste et dans une neutralité bienveillante, nous pouvons ainsi saisir le point de vue de l’entreprise et ses difficultés en terme de réforme interne et de communication externe, sans nous faire l’avocat du diable mais simplement le témoin des enjeux.
Qu’est-ce que la RSE pour une entreprise aujourd’hui ? Pour résumer : un management de l’impact et un soin porté au monde. Exigée comme redevance de la réussite, elle contraint à une acculturation de son identité et, conséquemment, un aggiornamento de la manière de communiquer. Elle exige des gages de développement durable pour les parties prenantes et des preuves d’engagement pour le grand public, qui se traduisent par des faits qualifiables, vérifiables, et un discours d’action.
Passage obligé, la RSE nécessite d’ajuster ses pratiques et ses valeurs à partir d’un exercice réflexif ardu, entre marteau et enclume.
Côté marteau, trois menaces persistent dans les journaux et sur les réseaux : la critique de l’inaction, l’injonction à en faire plus et le procès d’intention.
Côté enclume, un casse-tête insoluble a supplanté la lettre du commandement : à l’ère de la globalisation, la responsabilité au sein de la chaîne de production (et de valeur) ainsi que l’attention portée au sociétal relèvent d’une complexité inédite, pas seulement dans les finalités à poser, mais dans la simple perception de ces sujets, de leur extension et des moyens à activer. La plupart des entreprises sont prises de doutes et de vertiges devant un concept devenu intimidant. L’évolution et l’innovation positive se retrouvent étouffées. Les ajustements restent bloqués. Une question fondamentale de communication se pose : que raconter sur un tel champ de mines ?
Pour les entreprises, les services dédiés à la marque ont intériorisé les menaces et sont réticents à en faire plus par peur de tous les procès en washings (écologie, féminisme, handicap…). Ils ont le sentiment de jouer les funambules et de jongler avec des torches, risquant la chute, le décri ou le dédit. Le risque irrationnel perçu est de mettre en jeu par une simple ligne trop bien écrite tout l’édifice de la crédibilité construit par la qualité produit, la relation client, l’expérience utilisateur etc… et de le fissurer par un accent d’opportunisme, un soupçon d’insincérité ou un trop-plein d’autosatisfaction, voilant d’un coup image de marque et ton de voix. C’est le compromis qui s’impose alors mais il faut bien raconter quelque chose de plus et valoriser sa position.
Comment le faire en restant consistant et en évitant le précipice ?
D’un point de vue théorique et communicationnel, les entreprises sont confrontés à un défi énonciatif, à savoir maîtriser l’échelle du discours et parler d’elles-mêmes en paraissant le plus naturel possible.
Qu’est-ce qu’un discours dans l’espace public ? C’est d’abord un couple : le locuteur et son propos. Or pour les marques, les outils à disposition sont au mieux paradoxaux.
Le langage laconique du slogan, des claims et des publicités joue des ambiguïtés de la concision. Les tournures restent en surface. Le canal digital priorise des énoncés sans modalité ni verbes à partir de titres, catégories, onglets, tous libres de syntaxe mais qui, introduits par une image inspirante, peuvent ouvrir un accès plus attractif à des discours ciblés.
Comment les entreprises procèdent-elles alors pour ajuster leurs discours RSE et éviter d’être accusées ? L’axe de communication privilégié à ce jour semble majoritairement celui de la proximité ; il s’agit de cultiver la ressemblance entre l’image et le langage. Ainsi la prise de parole s’extirpe-t-elle du binôme stimulus-réponse, typique de l’activation des messages commerciaux, pour faire résonner l’intelligibilité de l’action dans une perspective plus critique car établie sur des inquiétudes. Le discours d’engagement constitue un redéploiement total de la valeur émotionnelle en représentant l’autre face de la marque : l’entreprise. En général, la marque se pose en sujet pluriel (nous), pour trouver la bonne modalité (comment dire) et pour éviter à tout prix la performativité (prêter à ce type de discours le caractère d’une action). La séduction cède à la réassurance. Il y a besoin de « dire » proprement et propriétairement. L’important n’est jamais d’en faire trop ni même d’en faire un maximum mais plutôt d’être inspiré par sa propre activité et d’adhérer à ce qui est mis en route.
Or opère ici en même temps un paradoxe. En terme de charte verbale, nombre de ces marqueurs ne trompent pas sur la fragilité des prises de paroles. Un linguiste repèrera la faiblesse expressive de ces signes d’insécurité, avec comme stigmates ces litanies de verbes énonciatifs, progressifs, où tout est remis au lendemain, avec le temps du futur comme promesse remise au lendemain.
Et il semble en aller ainsi de la portée de la RSE.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
hermes (16 novembre 2022). La Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) : un concept devenu intimidant. Revue Hermès - Cognition - Communication - Politique. Consulté le 17 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pijb