Entre mémoire et histoire. La seconde guerre mondiale à la télévision

Tournage du documentaire « Les villes françaises sous l’occupation » diffusé sur RMC Découverte en 2018. Crédit : La Voix du Nord
[Les archives d’Hermès] Entre mémoire et histoire, entre divertissement et pédagogie, entre contrôles politiques et libéralisations, la télévision possède sa propre temporalité qui n’est pas la même que celle du cinéma, de la littérature ou de l’histoire scientifique. En 1991, Isabelle Veyrat-Masson analyse la manière dont la Seconde Guerre mondiale a été représentée à la télévision. Morceaux choisis –
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Une tension entre le désir de se souvenir et une tendance au refoulement
[…] Comment et combien de temps la télévision (et la France avec elle) parvient-elle a résister à cette tension entre le désir de se raconter la guerre comme un évènement passionnant et passe, et la crainte ou le refus d’évoquer ce qui demeure et ce qui dérange ? Car, en effet, de la seconde guerre mondiale en France, il ne reste après la guerre, et pendant longtemps, que la Résistance. À travers la retransmission des commémorations d’abord : essentiellement la Commémoration de Jean Moulin, les commémorations du 18 juin, de la Libération et du 8 mai 1945. Or, ces célébrations disent la même chose que les programmes de télévision : elles parlent d’une France unie, en osmose avec la Résistance (au singulier).
En ce qui concerne l’histoire érudite, le ton des ouvrages publies après la guerre est celui de Robert Aron et de Georgette Elgey, Histoire de Vichy (1954), pour qui la collaboration est une sorte de malentendu et « d’équivoque ». Les mémoires de de Gaulle n’aborde pas du tout, délibérément, cet aspect de notre histoire. Dans l’édition, les publications qui paraissent dans la période d’après-guerre, sont des livres de témoignages, récits de militaires, de déportés, de victimes. Les témoignages de justification apparaitront dans les années 70.

André Malraux prononce son célèbre discours lors de l’entrée au Panthéon de Jean Moulin, le 19 décembre 1964. Crédit : AFP / Bernard Allemane / Ina
À la télévision, cette résistance est l’affaire d’individus, de héros oublies et anonymes. Elle se bat contre des ennemis qu’on voit peu, en ombres chinoises. Elle ne fait pas de politique, elle est unanime, tendue vers un seul objectif : la Liberté. C’est donc une guerre surtout nationaliste. La encore, le caractère particulier, unique, de la seconde guerre mondiale est gommée. La Résistance se bat comme les Gaulois d’Astérix, contre des hommes qui atteignent à l’intégrité de leur territoire national. […]
Les non-dits jusqu’en 1976
Pendant des années, Vichy n’existe donc pas plus a la télévision française que dans l’édition, dans le cinéma ou dans les livres d’école. Et si on trouve une émission en 1960 sur La défaite de 1940 en France (de Rossif), son apport historique est limite. Citons le Télérama de l’époque Radio-Télé : « Mieux qu’un pleur ému sur quelque exploit anachroniquement cocardier (les cadres noirs de Saumur), il y faudrait une courageuse et vigoureuse empoignade avec les faits. » Comment aborder un sujet sans le traiter…
La question du génocide perpétré par les Nazis est peu traitée, j’ai envie de dire pas traitée. Quant à l’attitude des Français face à cette question, elle est bien sur inexistante dans les émissions de télévision, pendant près de 25 ans. Chaque année au cours des années 50 et début des années 60, la journée des déportés est commémorée en avril. Mais il semble que, à la télévision comme au cours des commémorations décrites par Gérard Namer, il s’agit de l’organisation avec les déportés, de l’oubli des déportés.
En ce qui concerne le génocide juif, on diffuse en 1960 et en 1961, tard le soir, le film de Resnais Nuit et Brouillard et… les cérémonies officielles de la commémoration. Il en est de même pour le film de Rossif, Le temps du ghetto. Au total, avec les films réalisés par la télévision à l’occasion de commémoration et les émissions religieuses, on trouve six émissions à propos de l’holocauste jusqu’en 1976.
Mais, rien, absolument rien jusqu’en 1976 sur cette France qui non seulement n’a pas résisté mais a collaboré, parfois même avec enthousiasme, avec l’armée d’occupation. Le syndrome de Vichy est donc particulièrement flagrant à la télévision française. Absents, donc inexistants jusqu’en 1976 pour les jeunes Français nés après la guerre (on ne traite pas ici, bien sûr, de ce véhicule essentiel de la mémoire collective que sont les parents), Vichy, Pétain, la Collaboration, la Milice, la participation des Français aux pires mesures nazies, celles contre les réfugies politiques, contre les Juifs et autres bannis. Bien entendu, évaluer, à propos d’un thème ou d’une question, si celui-ci a été beaucoup ou peu évoque est un exercice périlleux. Pour certains une question n’est jamais assez soulevée, pour d’autres elle l’est toujours trop.
Si la seconde guerre mondiale représente un évènement de cette importance, si elle a pris dans nos mémoires une telle place, c’est bien parce qu’elle a fait découvrir au monde une double possibilité de destruction aveugle et incompréhensible des hommes par les hommes : l’holocauste nazi et la bombe atomique. Le génocide est donc aborde, même si c’est timidement, mais à intervalles réguliers, par cette télévision-mémoire, mais qu’en est-il d’Hiroshima ? Pour parodier le plus beau livre-film sur ce sujet, je n’ai rien vu sur Hiroshima à la télévision française. La France si fière de son nucléaire civil craindrait-elle les amalgames avec le nucléaire militaire ?
En revanche, dans les années 70, avec le best-seller de Henri Amouroux La vie quotidienne des Français sous l’occupation, l’édition entre franchement dans la découverte des années noires. C’est donc grâce aux Dossiers de l’écran que le travail d’oubli a été enrayé à la télévision française. Bien sûr, le cadre du débat est ambigu : il donne la parole à tout le monde en effet, a charge pour le téléspectateur, qui ne dispose pas forcement de toutes les données pour le faire, de juger. Les différentes versions des mêmes faits risquent de se valoir et, de ce fait, il est probable que la vérité historique varie au gré du talent et de l’éloquence des adversaire
Toutefois, malgré ces quelques percées révélant les aspects honteux de notre histoire, il aura fallu attendre 1981, un changement politique racial et surtout une dizaine d’années pour que l’on diffuse Le Chagrin et la Pitié a la télévision. Mais, tout de même, quelque chose d’essentiel aura bougé à la télévision française qui a été jusqu’à produire une émission aussi affligeante pour son esprit cocardier que la série de Jean Dutourd, Au bon beurre.
Quant à l’histoire officielle, celle que 1’on peut étudier a travers les manuels scolaires, elle est en décalage sur la télévision, puisque ce n’est qu’en 1980 que l’influence des révélations de Paxton sur l’attitude du gouvernement français pendant la guerre se fera sentir. Dans le même mouvement, deux classes au lycée ont en charge d’apprendre la période 39-45 aux adolescents : la 1ère et la terminale.
À travers trente ans de télévision, c’est donc progressivement qu’on a vu succéder une autre France, moins satisfaisante, se révélant petit à petit comme un tableau tachiste… inachevée, aux couleurs sombres. Et cette France divise encore les Français, la violence des discussions au cours des débats télévisés en témoigne. Alors comment expliquer ce silence et la rupture de ce silence ?
Isabelle Veyrat-Masson est directrice de recherche au CNRS ; elle dirige le laboratoire Langages, Communication et Politique de l’Irisso, associé à l’université Paris-Dauphine PSL. Historienne et sociologue des médias, spécialiste de communication médiatique, elle travaille sur des questions de mémoire collective (formes et usages du passé) et de communication politique.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
hermes (18 juillet 2022). Entre mémoire et histoire. La seconde guerre mondiale à la télévision. Revue Hermès - Cognition - Communication - Politique. Consulté le 17 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/piio