La coopération en marketing : au risque du sens

Publicité de 2010 de la marque Danette, invitant les consommateurs à choisir le prochain parfum commercialisé par la marque.
Par Jean-Paul Petitimbert
Chercheur associé à l’université de Limoges
Le marketing semble subir depuis quelques années de très profondes mutations : de l’approche transactionnelle (le market to) à la démarche relationnelle (le market with), ou encore de la logique GDL (Good-Dominant Logic) à la logique SDL (Service-Dominant Logic), voire à la CCT (Consumer Culture Theory). C’est ce phénomène qu’analyse la foisonnante littérature sur ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le marketing coopératif, collaboratif ou participatif en général et l’open innovation en particulier dès qu’il s’agit de génération d’idées en amont.
La coopération, telle qu’on la conçoit en marketing, renvoie en général à la notion, voire à la technique, de « mise à contribution » de tiers extérieurs (outsourcing) – consommateurs, utilisateurs, brand advocates, lead users, experts, etc. – dans l’élaboration ou la production d’un objet-valeur, quelle que soit sa nature.
Dans une perspective socio-sémiotique, cette configuration générale peut s’analyser au filtre du modèle mis au point par Éric Landowski [1] qui interdéfinit les quatre grands régimes d’interaction schématisés ci-après :
LA PROGRAMMATION
Régime d’interaction automaticité (stratégies de la « certitude ») |
L’ASSENTIMENT
Régime d’interaction aléa (stratégies du « pari ») |
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LA MANIPULATION
Régime d’interaction contractualité (stratégies de la « sécurité ») |
L’AJUSTEMENT Régime d’interaction sensibilité (stratégies de l’« insécurité ») |
Des différents modes opératoires adoptés en marketing coopératif, c’est sous le régime de l’assentiment qu’on peut classer l’un des plus connus et des plus anciens, à savoir le crowdsourcing ouvert, encore appelé crowdsourcing de masse.

Capture d’écran du site Co-creation de la marque Decathlon
L’entreprise initiatrice de ce type d’opération ou d’activation « s’en remet » aux probabilités dans l’espoir qu’au moins un consommateur sur tous ceux qu’elle invite à se porter spontanément volontaires aura une idée pertinente et originale. Il s’agit en somme d’une sorte de stratégie du « pari » dont l’issue, entièrement hasardeuse, n’est heureuse que dans certains cas.
Les sites proposant ce type de prestation aux entreprises sont légion et de nombreuses marques mettent en place des plateformes permanentes de co-création. Ainsi, en France, la plateforme cocreation.decathlon.fr (précédemment baptisée openoxylane.com) permet à n’importe quel internaute de proposer à tout instant l’accessoire sportif de demain qu’il aura imaginé.
À en juger par la quantité de projets qui n’aboutiront sans doute jamais, le crowdsourcing de masse pratiqué par les marques n’est-il pas en fait qu’un simple prétexte à engager la conversation avec leurs consommateurs ?
À l’opposé, le régime de la manipulation consiste, par sécurité, à solliciter les savoir-faire de professionnels triés sur le volet, ou de semi-professionnels tels que des lead users, dans le but de contractualiser l’obtention d’un résultat. On parle ainsi d’expertsourcing. L’expertsourcing réduit à la fois les risques encourus, le nombre de contributeurs et le temps passé au traitement de l’opération. À l’inverse, il augmente le périmètre de la prestation puisqu’il peut aller jusqu’aux niveaux de la faisabilité de l’idée et de la planification de sa mise en œuvre. Le type de coopération envisagé se fonde sur une logique selon laquelle de meilleurs outils donnent toujours de meilleurs résultats.
Le choix du terme « outil » pour désigner les contributeurs experts est loin d’être anodin dans ce cas. C’est cette dimension instrumentale consentie que mettent en avant la plupart des intermédiaires qui offrent aux entreprises, moyennant finance, leurs plateformes collaboratives, leurs méthodologies d’innovation et leurs services de sélection d’experts.
Pour ce qui est du régime de la programmation, il semble bien qu’emportées par le courant de la co-création de valeur, certaines entreprises n’hésitent pas à contraindre le consommateur et à le forcer à coopérer. Par souci de sûreté, de contrôle et d’économie financière, la démarche consiste à mettre en place des dispositifs qui annulent le facteur humain dans la relation avec le public. C’est en général un processus progressif qui y amène. On réduit d’abord, puis on supprime l’option de non-participation qu’on remplace par une participation obligatoire. La SNCF, la RATP ou La Poste par exemple substituent peu à peu à leurs traditionnels guichets par des billetteries automatiques sans lesquelles il devient impossible de se procurer timbres ou titres de transport, sans que pour autant le prix de ceux-ci diminue.
De ce très rapide parcours des différents modes de co-création ou de co-production de valeur envisagés, il découle qu’aucun d’eux ne semble répondre parfaitement aux attendus de parité que laisse supposer l’utilisation du préfixe co-.
L’ajustement est le quatrième des régimes d’interaction identifiés. Contrairement aux trois autres qui mettent en place une dissymétrie entre co-opérateurs, celui-là se caractérise par une parfaite égalité entre eux. Il s’agit donc d’un cas de figure rare où l’interaction se déroule sans instruction ni règles préétablies : le « meilleur » ne pouvant y être obtenu qu’à la limite de l’accident, c’est-à-dire au risque assumé de voir en permanence surgir le « pire ».

Festival latinoaméricain d’installation de logiciels libres, université de Tarapacá, Chili, en 2008. Crédit : Marlon Cisternas/Flickr
C’est par exemple le cas d’une communauté telle que celle de Linux, qui regroupe spontanément des contributeurs partageant la même agilité, le même état d’esprit, la même passion, la même sensibilité et le même but : la création de logiciels pour et par des utilisateurs (tout ayant commencé, selon la légende, par une simple demande d’aide par email). Et bien qu’il s’agisse presque d’un cas d’école de « contre-marketing », les marketeurs tireraient sans doute grand profit à mieux comprendre ce régime particulier et à en approfondir les ressorts, même si l’insécurité qui en fait la fécondité n’est pas sans inquiéter une profession en général plutôt réfractaire aux risques.
Concluons en signalant que, selon Landowski, seul l’ajustement a pour caractéristique de « faire sens », c’est-à-dire de parvenir à produire de l’inédit. Un tel résultat ne serait-il pas ainsi le fait d’un acte de création de valeur ex nihilo entre co-opérateurs ? Sans instructions préalables, sans règles établies par avance.
[1] Landowski É., Les interactions risquées, Nouveaux Actes Sémiotiques, n°101-103, Limoges, PULIM, 2005.
Jean-Paul Petitimbert est chercheur associé au Centre de recherches sémiotiques (CeReS) de l’université de Limoges et consultant en stratégie de marques indépendant.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
hermes (25 octobre 2022). La coopération en marketing : au risque du sens. Revue Hermès - Cognition - Communication - Politique. Consulté le 18 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pij5